Voyage dans les bas-fonds

Je ne regrette vraiment pas mon petit voyage plus ou moins volontaire dans le triple monde informatique: l'underground, les entreprises de sécurité, et les médias. Trois univers qui se nourrissent les uns des autres. Chacun a besoin des deux autres pour exister. J'y ai vécu des aventures que je n'aurais jamais imaginé.

J'ai vu des journalistes faire de jolis cadeaux à leurs sources pour les faire parler. J'en ai vu d'autres oublier de préciser pour quelles entreprises ils travaillent. J'ai vu des pirates détruire le contenu du disque dur d'une victime choisie au hasard parce qu'ils trouvaient ça amusant. J'ai vu des professionnels de la sécurité publier des communiqués de presse remplis d'erreurs volontaires. J'ai vu des codeurs de virus inclure des charges destructrices dans leurs créations pour faire parler d'eux dans les médias. J'en ai vu d'autres mentir grossièrement et inventer des exploits imaginaires pour la même raison. J'ai vu des amis obligés de collaborer avec les autorités pour éviter des lourdes peines de prison. J'ai vu des entreprises attaquer des chercheurs critiques. J'en ai vu d'autres faire très exactement la même chose que ceux qu'ils attaquent en justice. J'ai vu des journalistes violer leur propre code d'éthique et trahir leurs sources pour aider une entreprise. D'autres qui, sans histoire croustillante à se mettre sous la main, les créent eux-mêmes. J'ai vu des entreprises faire des cadeaux à des journalistes pour les inciter à écrire un article positif. J'ai vu des pirates dénoncer d'autres pirates. Il n'y a aucune solidarité dans ces milieux: j'ai vu des journalistes tromper leurs propres collègues, et des professionnels de la sécurité tenter de tromper d'autres professionnels. J'ai vu des pirates à qui on ne pardonne pas d'avoir mis enfin leurs connaissances techniques au service de la communauté, comme si finalement ça arrangeait journalistes et professionnels que les pirates collent bien à leur image préfabriquée de méchants. J'ai vu des professionels se faire passer pour de simples utilisateurs dans les forums. D'autres qui envoient des lettres de dénonciation à un employeur potentiel. J'ai vu des journalistes publier texto des textes publicitaires. D'autres qui passent leur vie sur les forums de discussion, jusqu'à l'obsession. J'ai vu des gens qui pensent que la seule et unique vérité se trouve dans les archives de Google. J'ai vu des journalistes refuser de publier des histoires vraies par peur de poursuites. J'ai vu des faux scoops complètement inventés. J'ai vu des photos volées pour être publiées. Des vautours fouiller les poubelles à la recherche de vieux scandales. J'ai vu une entreprise envoyer des dizaines de milliers de spams illégaux pour mettre la pression sur un chercheur. J'ai lu des menaces, des coups bas, des trahisons. J'ai vu des gens prêts à tout pour vendre quelques journaux ou quelques logiciels de plus.

Les putes de la rue St-Denis sont plus honnêtes que ces gens-là.

J'ai aussi vu des gens fidèles à leurs principes et intègres, d'autres qui malgré les risques restent d'une honnêteté intellectuelle à toute épreuve, et d'autres encore qui reconnaissent leurs errements passés et essayent tant bien que mal de rester droits. Il y en a chez les journalistes, les professionnels de la sécurité informatique, et les pirates. Ils se reconnaitront.

Merci à tous pour cette jolie leçon d'humanité. J'ai toujours aimé explorer les marges de la culture et de la société, mais je n'avais jamais été témoin d'autant de bassesses, de compromissions, de médiocrité crasse, de malhonnêteté et d'hypocrisie, le tout bien sûr au nom de l'argent. Je vais changer de hobby, je n'ai aucun avenir dans ce monde-là. Il n'est pas fait pour moi.

"Et puis tout m'dégoûte ici. Tout ce que tu touches, y'a du cloporte en dessous. Dans les matelas, dans les casseroles, tout est pourri. Dans les sentiments, dans les mots que tu dis ici, y'a du cloporte, du cafard et de la punaise."

Jean Gabin a Louis Jouvet, "Les Bas-Fonds", Jean Renoir, 1936.




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