Éloge de la lenteur

Nous vivons dans un monde trop rapide. Les médias et les patrons (au sens large du terme) veulent nous faire croire qu'il faut aller vite, pour survivre dans notre société survoltée. Que pour être meilleur que son voisin, pour lui piquer son boulot et sa femme, il faut être plus rapide que lui, dans tous les domaines imaginables: au boulot, sur la route, à la maison...

Personnellement, j'aime la lenteur, malgré la connotation négative qu'on a réussi à coller à ce mot. Pour moi, lenteur est synonyme de réflexion, de doute. Quelqu'un qui veut aller vite ne peut pas se permettre de se poser des questions. Il avance, mais pas forcément dans la bonne direction. Je me méfie des gens qui ne doutent pas, qui sont persuadés de détenir la vérité unique. Et je ne parle pas uniquement des membres de sectes et autres croyants.

Dans ma vieille voiture, je ne roule pas vite. De toutes façons, elle n'en est pas capable. Mais j'ai découvert un autre plaisir, celui de rouler, tout simplement. Bien sûr, je l'avoue, il y a beaucoup de nombrilisme dans la satisfaction qu'on a de voir les gens se retourner sur sa bagnole. Ceci dit, conduire une voiture ancienne est aussi un plaisir qui se suffit à lui-même. On roule lentement et prudemment, on ne provoque pas d'accident, le plaisir n'est pas dans une quelconque démonstration virile et primaire de puissance.

Le seul domaine d'expression artistique dans lequel je ne suis pas totalement incompétent, c'est la calligraphie. Ce n'est peut-être pas un hasard. Pour écrire une belle phrase à la plume, il me faut plusieurs heures. Pour reprendre contact avec mes outils, puis pour préparer les encres et le support, pour retrouver un mouvement fluide du poignet en noircissant des dizaines de pages, pour me détendre (la main ne doit pas trembler) et enfin, quand toutes les conditions sont réunies, pour réaliser la version finale. Tout en sachant qu'il n'y a pas de possibilité de reprendre une erreur, et qu'il faut tout faire en une seule fois (d'un jour sur l'autre, le style n'est jamais exactement le même). Cette lenteur est de plus en plus rare de nos jours, elle en devient presque un luxe. On veut bien laisser libre cours à son sens artistique, mais il faut que ce soit rapide, il faut pouvoir contempler le résultat immédiatement. Souvent au prix de la qualité.

J'aime lire la presse écrite, lentement, devant un café ou une bière. Ca prend beaucoup plus de temps que la simple écoute d'un bulletin d'informations à la radio ou que de regarder le journal télévisé, mais c'est tellement plus riche. Contrairement à ce que disent beaucoup de gens, lire n'est pas un acte passif. On tombe sur une phrase un peu alambiquée, une démonstration complexe? Pas de problème, il suffit de reprendre sa lecture un peu plus haut, en essayant de plus se concentrer. De plus, quand on lit, l'imagination fonctionne à plein, puisqu'aucune image imposée ne vient interférer et perturber la réflexion.

On nous dit toujours qu'il faut achever rapidement ses études, pour pouvoir chercher du travail le plus vite possible. Qu'il ne serait pas bon de trainer dans diverses facs ou écoles pendant des années. Je ne suis pas d'accord. La meilleure façon de s'enrichir, de se cultiver, d'apprendre, c'est de laisser sa curiosité suivre son cours. Vous êtes chimiste, et vous vous intéressez à la peinture? Faites donc un an aux Beaux-Arts, ça ouvrira votre esprit asséché par des années de sciences. Vous avez envie d'apprendre le russe? Trouvez-vous une bourse et partez à Moscou, même si votre cursus universitaire se trouve interrompu. Et puis allez savoir: peut-être vous aimerez tellement cette ville que vous y resterez toute votre vie.

Les publicitaires sont très forts pour vous empêcher de réfléchir, et vous faire consommer dans la précipitation. Qui croit encore que la pub est là pour nous informer? Au contraire, elle ne sert qu'à vous manipuler, à vous interdire de comparer calmement tel produit avec tel autre. Le publicitaire doit vous forcer à acheter tout de suite son produit. Ne soyez pas pressés, ça vous évitera bien des mauvaises surprises.

Ici, en pays méditerranéen, les hommes sont toujours fiers de la rapidité avec laquelle ils embarquent une fille dans une soirée, et jamais avares de leur salive pour vous raconter en long et en large comment ils s'y sont pris. Au risque une fois de plus de renier mes origines, je dis qu'un tel discours ne me plait pas. Parce que ce que j'aime dans la séduction, c'est la lenteur de l'approche, les jeux de faux-semblants, les tâtonnements, l'échange, les volte-faces, les étapes franchies progressivement. J'aime jouer avec le non-dit et l'ambiguïté, je hais les stratégies rouleau-compresseur dont sont adeptes la plupart de mes concitoyens (sans parler du mépris qu'ils ont pour leurs proies).

Pour être franc, j'ai volé le titre de cette page à un excellent bouquin, sorte de guide technique et philosophique du voyage maritime en cargo. Il est clair que le jour où je partirais pour longtemps en Amérique Latine, je ne prendrais pas l'avion, mais un vrai cargo bien lent, pour que la transition se fasse en douceur (15 jours!), que j'ai le temps de réfléchir, de me documenter sur ma destination, de me préparer au choc culturel. Je n'aime pas beaucoup les voyages trop rapides, sorte de téléportation immédiate d'un univers à l'autre. J'apprécie les heures et les jours passés à regarder le paysage et les gens changer très doucement à travers les vitres d'un train ou d'une voiture, les villes et les frontières défiler. Pour ainsi dire, j'aime recevoir dans mon corps et dans mon esprit la dimension physique des kilomètres parcourus.

Pour terminer, jetons un oeil sur le web. Voilà bien un média sur lequel tout va trop vite. Le Net ne servira pas comme support de diffusion de la culture. J'ai cru un moment à cette utopie, j'en suis revenu. Parce que les gens n'aiment pas rester deux heures sur le même site web. Ils n'ont pas appris la lenteur. Il leur faut des trucs qui bougent, qui partent dans tous les sens, des pages que l'on peut zapper à volonté. Je ne me fais aucune illusion: cette page est l'exemple type des pages qui ne sont pas lues.





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