Tout ce qu'elles nous laissent

J'ai mis un disque tout à l'heure. Sans même regarder lequel. J'ai pioché au hasard dans ma collection. J'aime vivre en musique.

Quand la chanson numéro douze a commencé, j'ai failli en lâcher ma clope. Et pourtant, je le savais. D'un seul coup, le vide et le froid de mon appartement ont disparu. Je me suis retrouvé des années en arrière, dans une rue de Montpellier, en bas de chez elle, le coeur à cent à l'heure. Je sonne, je sonne pas? Et si c'est son père qui répond, je fais quoi?

C'était il y a si longtemps.

Cette chanson, c'était sa préférée.

C'est amusant. Presque toutes les filles que j'ai aimées m'ont laissé leur musique. C'est souvent la seule trace que je garde d'elles. La seule clef qui me permet l'accès total à mes souvenirs. Ma madeleine. Dix ans ou dix mois après, il me suffit d'écouter ce disque, cette chanson, pour abolir le temps, être encore amoureux, regoûter aux sensations du passé. Pour me retrouver avec elles, sentir leur parfum et leur bras autour de moi.

Revue non exhaustive et totalement impudique.

Sophie. C'étaient les vacances de Noël, on partait à Barcelone avec mes parents pour le week-end. J'avais décidé de t'offrir un cadeau pour le Nouvel An, un petit truc acheté sur les Ramblas. Il me fallait une occasion pour te dire que je t'aimais, et j'avais décidé que ce serait ce 31 décembre, pendant la fête qu'organisait Hervé, tu te souviens? Pendant tout le trajet, j'ai écouté avec mon walkman la seule cassette que j'avais. Je me rappelle qu'elle n'était enregistrée que sur une seule face. J'ai usé les piles à force de revenir en arrière. Sur cette cassette, il y avait "Say It Ain't So" de Murray Head, et "Forever Young" d'Alphaville. Pas vraiment terribles, comme chansons, tu mérites mieux. Mais j'étais jeune. Pourtant, aujourd'hui encore, il me suffit de les écouter et de fermer les yeux pour me retrouver dans cette voiture, la nuit, qui fonçait à Barcelone, et moi sur la banquette arrière, essayant de rassembler mon courage pour cet aveu que j'avais à te faire.

Johanna. Combien de kilomètres j'ai fait pour toi? Combien de lettres on a pu échanger? Et combien de regrets aujourd'hui? C'est toi qui m'a permis de survivre pendant ces dix mois d'armée. Le capitaine, ce connard, m'avait pris pour un fou quand il avait vu l'immense carte de la Scandinavie que j'avais affiché au-dessus de mon lit. Il n'avait pas compris que j'étais en train de lire "Le fabuleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède", que tu m'avais offert. Le soir, j'écoutais les cassettes que tu m'envoyais. On n'avait pas vraiment les mêmes goûts musicaux. Mais il y avait cette chanson, cet hymne au futur, "Vi Ska Ses Igen", que je n'ai jamais réussi à retrouver. Et puis "Nothing Compares To You" de Sinead O'Connor. Impossible aujourd'hui de ne pas penser à toi quand j'écoute ces chansons.

Juliette. L'amour est complètement absurde. Parfois il permet de faire de belles choses. Parfois il empêche de faire quoi que ce soit de cohérent. Ce n'est pas grave. Je ne faisais que passer. Je ne sais toujours pas qui tu es, ni d'où venait cette lumière sombre dans tes yeux qui parfois se transformait en larmes. Chez toi, je n'ai quasiment entendu qu'un seul disque, toujours le même, celui de Rodolphe Burger. J'ai fini par l'acheter. Au début, pendant quinze jours, je l'écoutais en boucle. Maintenant, de temps à autre, je me passe cette chanson si étrangement triste: "Cheval-Mouvement".

Fanfan. Toi, tu es venue me chercher. Tu m'as appris tant de choses. Qu'un mec et une fille pouvaient se parler, surtout. Tu m'as mis la tête hors de l'eau, tu m'as fait respirer. Puis tu m'as lâché. Mais je sais dans quelle direction il faut aller, maintenant. J'ai acheté deux disques de Dead Can Dance, ton groupe préféré. Je les écoute le matin, calmement. C'est une musique propice à la réflexion, à l'introversion. Presque aussi profond que du chant grégorien. La chanson qui me relie à toi est "Saltarello", reprise répétitive et hypnotique d'une mélodie médiévale.

Laurence. Je m'aperçois que je n'ai jamais parlé de toi ici. Il y a peut-être une raison. On a passé de jolies années tous les deux. Tu m'as incroyablement aidé quand on était ensemble, et encore plus quand on n'était plus ensemble. Jamais je n'oublierai tout ce que tu as fait pour moi. Manhattan prend une autre dimension quand tu me montres ses endroits secrets. J'aime cette complicité que l'on a gardé. Tu me connais mieux que mes propres frêres. Je peux tout te dire, tu peux tout me dire, et cette confiance n'a pas de prix. Tu te souviens de ce premier album de Louise Attaque que l'on se passait tout le temps dans ton microscopique appartement à Montpellier? "Allez viens, je t'emmène au vent...".

Avant de crever, j'écouterai une dernière fois toutes ces chansons.

C'est tout ce que vous m'avez laissé.





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